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La mort de Bernard Manin, figure majeure de la théorie politique

La théorie politique vient de perdre l’une de ses plus grandes figures : Bernard Manin s’est éteint le vendredi 1er novembre, à Marseille. Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et professeur à l’université de New York, il était mondialement reconnu pour ses travaux sur la démocratie, la représentation et le libéralisme. Ses enseignements et ses écrits, mêlant de manière unique clarification conceptuelle, explication historique, relecture des classiques et analyse des institutions politiques, ont profondément marqué plusieurs générations d’étudiants et de chercheurs des deux côtés de l’Atlantique.
Après l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm et l’agrégation de philosophie, il s’engage dans une double carrière en France et aux Etats-Unis, pays entre lesquels il a partagé sa vie. Recruté au CNRS en 1982, il est par la suite professeur à Science Po Paris, puis est élu en 2005 à l’EHESS. En parallèle, il effectue un séjour à l’Institut d’études avancées de Princeton, puis devient professeur de science politique à l’université de Chicago en 1990, et enfin à l’université de New York à partir de 1996. Docteur honoris causa des universités de Lausanne, Liège et Urbino, il reçoit en 2015 la médaille d’argent du CNRS.
Les premiers ouvrages de Bernard Manin, publiés avec Alain Bergounioux, portaient sur la social-démocratie (La Social-Démocratie ou le compromis et Le Régime social-démocrate, PUF, 1979 et 1989). Ils montraient notamment qu’elle doit être saisie comme un régime politique et non comme une simple orientation politique. Contre les théories alors dominantes, ils mettaient en lumière l’impact de la conjoncture historique là où la social-démocratie a prévalu : l’absence de suffrage universel au moment où les partis socialistes se forment ; l’antériorité chronologique de l’industrialisation et du mouvement ouvrier sur l’établissement de la démocratie parlementaire.
La précision et la clarté de sa pensée, comme l’étendue de son érudition historique et philosophique, s’affirment ensuite dans une série d’articles décisifs, qui sont devenus autant de textes de référence. Il en va ainsi de sa réflexion, à partir du milieu des années 1980, sur le rôle de la délibération politique en démocratie, qui a préfiguré et inspiré le « tournant délibératif » pris ensuite par la théorie politique au niveau international. Il en va de même de son étude des dispositifs constitutionnels d’exception : sa comparaison de la dictature romaine, de l’état de siège, de la suspension de l’habeas corpus et de la loi martiale a marqué l’analyse de ces dispositifs d’abolition provisoire de l’ordre constitutionnel.
Il acquiert une renommée internationale avec la parution de son ouvrage Principes du gouvernement représentatif (Calmann-Lévy, 1995), traduit dans de nombreuses langues et devenu un classique de la théorie politique. Par une étude minutieuse des inventions institutionnelles expérimentées lors des trois révolutions modernes, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, en France, ce livre a largement renouvelé la compréhension de la démocratie représentative. Il rend compte du triomphe de l’élection comme mode de désignation des gouvernants à la fin du XVIIIe siècle, en comparant les gouvernements issus de ces révolutions avec les régimes, qui, de la démocratie athénienne jusqu’aux républiques italiennes de la Renaissance, voyaient plutôt dans le tirage au sort la procédure égalitaire par excellence.
La prévalence moderne de l’élection, qui instille un élément aristocratique au cœur de la démocratie représentative, reflète l’avènement d’une nouvelle conception de la légitimité, donnant la priorité au consentement des gouvernés. L’ouvrage identifie en outre les principes caractéristiques du gouvernement représentatif : élection réitérée des gouvernants par les gouvernés, absence de mandats impératifs, liberté de l’opinion publique, décision publique après l’épreuve de la discussion. La plasticité de ces principes a permis l’adaptation de ce régime aux transformations sociales des deux derniers siècles.
Les recherches de Bernard Manin sur le libéralisme procèdent de la même démarche : étudier les discours et pratiques du passé pour éclairer le présent. Sur le plan institutionnel, il a distingué deux modèles de limitation du pouvoir : la limitation par la règle ou par la démarcation entre sphères de compétence et la limitation par la balance ou l’équilibre. Sur le plan philosophique, il a opposé à un libéralisme moniste, dont Hayek est le parangon, un libéralisme pluraliste admettant la multiplicité des conceptions du bien. Sur le plan de l’histoire intellectuelle, il a livré une interprétation originale de la pensée de Montesquieu dans une série d’études, qui ont été enfin réunies dans un ouvrage récent.
Son œuvre, exceptionnelle par sa profondeur et son influence, n’est pas encore entièrement publiée : outre deux recueils rassemblant ses articles sur la délibération et sur le libéralisme, un ouvrage inédit sur la Révolution française et les sources de la Terreur, intitulé Un voile sur la liberté, paraîtra bientôt.
Les étudiants et les collègues qui ont eu la chance de rencontrer Bernard Manin se souviendront aussi et surtout d’une personnalité hors du commun. Sa bienveillance et sa modestie constantes, malgré une renommée qu’il observait avec distance, sa passion de la connaissance et ses manières égalitaires, son humour tout à la fois respectueux et malicieux, son goût irrépressible pour la conversation intellectuelle en faisaient un interlocuteur incomparable.
19 avril 1951 Naissance à Marseille
1979 « La Social-Démocratie ou le compromis » (Presses universitaires de France)
1995 « Principes du gouvernement représentatif » (Calmann-Lévy)
1er novembre 2024 Mort à Marseille
Charles Girard (Philosophe (université Jean-Moulin-Lyon-III)) et Philippe Urfalino (Sociologue (CNRS/EHESS))
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